Encore une journée comme les autres. Enfin comme les autres ou presque. Ce qui était devenu la normalité dans ma vie, c’était l’anormal. Un jour je me transformais en une espèce de créature mythique avide de sang et de carnage, un autre, hors de période de pleine lune, je me faisais attaquer et manquais de me faire tuer parce que j’étais cette bestiole. Ce n’est rien, tout va bien… Ca va finir par être ma devise. Je dois avouer qu’après avoir été prise en chasse par un de mes semblables – oui, un lycan, mes semblables, ça fait bizarre mais c’est comme ça on ne choisit pas – à la sortie du boulot l’autre soir, j’avais eus la trouille d’y retourner. Lui mit à part, d’autres charmantes personnes auraient adoré se faire une partie de chasse avec un petit lycan pas trop costaud et esseulé pour cible. Les vampires et les hunters par exemple. Rester seule avec ma nouvelle condition était proche du suicide. Pourtant comment faire autrement ? Je refusais d’aliéner ma liberté, et proportionnellement à ma taille et à mon poids, et encore plus avec mon caractère passif, une fois dans une meute, j’aurais dus suivre la ligne de conduite que tout le monde aurait voulut m’imposer. Je me serais retrouvée au bas de l’échelle sociale. Là au moins, personne ne pouvait me dire ce que j’avais à faire. Un bien pour un mal. La solitude me tuerait sans doute. Je n’étais pas assez forte pour lutter si jamais je me retrouvais face à quelqu’un d’autre que William, quelqu’un de plus déterminé et qui ne prendrait pas le temps de regarder si j’étais oui ou non un véritable danger.

C’est super de travailler dans ces conditions, je vous assure. On se sent tellement bien dans son travail quand dès que quelqu’un passe la porte, on se demande s’il va vouloir nous tuer ou non. Il fallait que j’apprenne assez rapidement à me servir de mes pouvoirs quand j’étais sous ma forme humaine pour savoir si les gens que je rencontrais étaient des humains, des lycans ou des vampires. Il parait que ça vient vite, j’ai peur de ne pas être certaine de bien y arriver. Pour ce qui est de maitriser mes pouvoirs les nuits de pleine lune… Je n’y arriverai surement jamais vu que je ne me rappelle pas de ce qui s’y passe. Il parait qu’au bout d’un certain temps, on peut se transformer à volonté et que la pleine lune n’influe plus sur nos métamorphoses. On en reparlera dans trois ou quatre siècles, puisque je suis sensée être immortelle. Sauf si on le loge une balle en argent entre les deux yeux, là c’est une autre histoire. Je ne sais pas ce qui est le pire : être humain et risquer de se faire bouffer, ou être une créature imaginaire – pourtant bien réelle – et risquer de bouffer quelqu’un, ou de se faire tuer par nos semblables ou nos ennemis. C’est fou comme les préoccupations changent d’un état à un autre quand on a dix-neuf ans.

J’étais arrivée la première au boulot ce matin. Depuis la fermeture que j’avais effectuée seule – et qui avait faillit me couter la vie au passage – mon chef était un peu plus laxiste, surtout qu’il avait refait trois fois les comptes pour être certain que je n’avais pas volé d’argent dans la caisse. J’étais un tout petit peu plus intelligente que ça quand même. Il valait mieux, sinon je n’aurais jamais gardé mon poste ici, et je doutais que dans deux villes aussi petites que Forks et Port Angeles, je trouve mieux, surtout que je ne pouvais pas aller à la fac… C’était merveilleux comme vie. Une fois le magasin ouvert, je m’installais derrière la caisse, attendant les premiers clients, tout en parcourant le magazine de nos fournisseurs, regardant quels étaient les nouveautés, les prochains livres qui paraitraient et tout le reste. Certains me tapèrent dans l’œil, d’autre au contraire me paraissaient totalement stupides. J’enchainais avec le site où on pouvait passer des commandes de lots pour les librairies, et commençait à taper la liste des livres dont nous avions besoin, que nous n’avions plus ou qui nous avais été commandé. La livraison arriverait ce soir ou demain, en fonction des disponibilités du fournisseur. Et puis la clochette de la boutique sonna, me faisant relever la tête de mon écran. Un jeune homme à l’allure… étrange, pour le moins, entra, et me salua d’un signe de tête. Je lui répondis par un sourire poli, le laissant flâner dans les rayons en continuant mon travail.

Pourtant de temps à autres je ne pouvais m’empêcher de lui jeter un coup d’œil. Il avait une dégaine qu’on ne rencontre pas souvent dans ce genre de petite ville. Dans les rues de Philadelphie, voir un garçon habillé comme lui ne m’aurait même pas fait lever un sourcil, mais à Port Angeles, ça dénotait tellement avec le décor, que je ne pouvais m’empêcher de le regarder. Le groupe dont le nom était affiché sur son haut m’était inconnu, mais vu ma culture musicale autre que ce que crachent les radios les plus populaires des Etats-Unis – comme celle qui était actuellement diffusée dans la boutique – était proche de zéro, ce n’était pas très étonnant. Il semblait chercher quelque chose, tout en marmonnant dans sa barbe, ce qui me fit froncer les sourcils. Il avait peut être des oreillettes d’iPod ou quelque chose du genre… Pourtant, en le regardant avec attention – et avec mes pouvoirs qui commençaient à se développer assez vite – je ne vis rien. J’attendis d’avoir finalement remplis le bon de commande, et d’avoir cliqué sur « envoyer » pour me lever de mon tabouret à la caisse, et contourner le comptoir, pour m’approcher de mon seul client pour le moment.

-Je peux vous aider peut être ? proposai-je avec un sourire affable.

Mon boulot était plutôt calme. Je n’avais pas à me plaindre. Sauf bien sur les soirs où j’étais attendue par un mec pas trop fréquentable qui ne m’inspirait pas confiance et qui me pourchassait dans les ruelles attenantes pour me mettre une balle en argent dans la tête. J’avais eus du mal à remettre les pieds au boulot le lendemain matin. C’était assez flippant de se dire que maintenant que j’étais vraiment ce que j’étais sensée être depuis que j’étais petite était entrain de se déclarer de plus en plus, qu’on pouvait me suivre à la trace rien qu’à l’odeur quand on avait un odorat aussi développé que le mien, ou plus, et que, comme j’étais plutôt faible, j’étais une proie facile pour tous ces malades. Si je restais seule trop longtemps, je ne pourrais pas survivre. Même si je faisais profil bas. Maintenant que j’étais ce que j’étais, c’était fini. Ma vie ne serait jamais plus comme avant. Et la pleine lune allait être encore moins supportable. Rien que d’y penser j’en avais des frissons dans le dos. Je n’avais jamais été douée pour mentir, ni pour faire semblant. Ce n’était pas à dix neuf ans que ça allait changer. Tout ce que je voulais c’était avoir une vie normale. Echanger avec la vie de ma sœur par exemple… mais où que j’aille j’allais me retrouver confrontée aux mêmes problèmes où que ce soit. Ils étaient partout non ? Sinon ça serait trop facile. La concentration à Forks était la plus grande, mais je savais qu’ailleurs, il y en aurait aussi. Même si j’allais m’isoler au fin fond de l’Alaska, ça serait pareil.

Et puis je ne pouvais pas, l’Alaska, il faisait froid, c’était désagréable, et je ne pouvais pas laisser ma mère toute seule, maintenant que mon père n’était plus là et qu’Alexia avait décidé de prendre la clef des champs. Elle avait de la chance, ma petite sœur, même si elle disait que c’était moi qui en avais. J’aurais bien aimé qu’elle se mette à ma place deux secondes. Mais sans être mordue c’était impossible, alors autant laisser tomber tout de suite les idées bizarres et mauvaises, Kasey. C’est toi le loup garou dans cette histoire, et il suffit d’attendre que le chasseur ait décidé de t’abattre. Que ça soit celui de l’autre nuit ou un autre d’ailleurs. Ca ne me rassurait pas vraiment de savoir qu’un mec était là, quelque part, et qu’il pouvait à n’importe quel moment me tomber dessus, parce qu’il avait changé d’avis sur moi. Je voulais simplement que ma vie redevienne normale. Elle l’avait été, oui. A Philadelphie. Quand on avait remporté les championnats inter lycée de cheerleading par exemple. Quand j’avais eus mon diplôme aussi, et le bal de promo où on s’était amusés comme des fous, sans penser que bientôt tout changerait. Mon père n’était plus là, ma mère était incapable de s’occuper d’elle et ma sœur avait tout simplement tout laissé tomber. Bravo, génial. Il fallait bien faire semblant que tout allait bien.

Derrière ma caisse, je regardais ce drôle de client, le premier du jour. J’aimais bien sa tenue, même si ce n’était pas vraiment courant dans le coin. Mais il ne semblait pas vraiment savoir ce qu’il cherchait, alors faisant mon travail, j’avais décidé d’aller vers lui et de lui demander ce qu’il cherchait, et si je pouvais lui être d’une quelconque utilité. Juste avant que j’arrive, j’avais cru l’entendre marmonner quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Il avait semblé un peu gêné et m’avait timidement répondu :

- Euh… oui peut-être. Je recherche des biographies de groupes ou artistes rock/metal que je n’aurais pas déjà lu. Ou si vous avez quelques bons livres, dans le genre polar ou thriller à me proposer ?

Je réfléchis une seconde, avisant le rayonnage tout en haut, que, bien sur, j’étais trop petite pour attraper comme ça sans monter sur les rayonnages du bas. Opération périlleuse s’il en est, mais il faut bien que la gym à outrance et mes petites capacités supplémentaires me servent à quelque chose. Pour les polars, c’était de l’autre côté de la boutique.

-Mmh… je dois pouvoir vous trouver ça là dedans… Sinon je dois en avoir dans la réserve.

Je me hissais tant bien que mal sur le rayonnage du bas, tendant le bras pour me débarrasser des livres qui ne m’intéressaient pas, qui cachaient ceux qui pourrait attirer l’attention de mon client.

-Vous préférez quels groupes ?

Mais au lieu de me répondre, je l’entendis marmonner dans sa barbe :

- Pfff n’importe quoi et puis c’est son job de savoir ce qui se trouve dans sa boutique !

Je tournais la tête vers lui, interloquée, un pied en équilibre, l’autre dans le vide :

-Je vous demande pardon ?

Sauf qu’un des livres me tomba sur la main qui me permettait de me maintenir en équilibre. Par réflexe, je la retirais, et commençais à tanguer dangereusement, perdant petit à petit la maigre stabilité que j’avais conservée. Ooops…

Ce que je ne savais pas, c’est que même sans ma petite anomalie génétique – enfin, est ce qu’on pouvait parler de gènes avec ça ? Il faudrait accessoirement que je me renseigne sur la question… Ce ne sont pas les livres qui manquent ici, quoi que je doute qu’on y parle de mon problème à moi-même si ça semble plus qu’ultra courant à Forks – il arrivait dans la vie de tous les jours, la vie normale je veux dire, de croiser des personnes un peu excentriques, voir même carrément bizarres. Mais ce petit détail m’était légèrement sorti de la tête ces derniers temps. Il faut dire que croiser des lycans est quelque peu plus original que croiser des personnes ayant des tocs, des manies, ou alors des schizophrènes… Je dis ça comme ça. C’est fou comme on a tendance à oublier la vie de tous les jours dans ces cas là. Je ne m’attendais pas à ce que ma journée soit totalement normale, loin de là, mais à ce point, c’était plutôt inattendu, il fallait l’avouer. Quoi que plus rien ne devrait, techniquement, m’impressionner dans la vie de tous les jours – on souligne et stabilote le « techniquement », en italique et en gras. J’en finissais par me demander, au réveil, ce qui allait m’arriver de bizarre et de mauvais dans la journée, ça devient grave, avouez-le. Et ça fout la trouille, je suis entrain de devenir complètement paranoïaque, alors que c’est moi qui suit sensée faire peur à tout le monde… Oui, vraiment, ça devient très grave même…

Mon premier client du jour était un jeune homme somme toute normal, mais il fallait que je reste hélas sur mes gardes, les propos de Morgan m’avaient un peu fait peur il fallait l’avouer. Vampires, lycans, et autres bestioles pas très catholiques… Sans parler du fait que j’avais faillis me faire tuer quelques temps plus tôt… Faites vos jeux, rien ne va plus… Il fallait que je garde mon calme plutôt que de me méfier de tout et de tout le monde comme je l’aurais du. En parlant de Morgan, il fallait que je lui rende les affaires de son ex petite amie… Accessoirement, ca serait pas mal. Et peut être que comme ça, ça me ferait un bon prétexte pour lui poser toutes les questions que j’avais encore en tête. Il allait vraiment me trouver collante à force… Un risque à courir. J’avais l’impression de lui être redevable pour tout ça. Mais pour le moment il fallait que je me concentre sur mon travail. M’approchant de mon client avec un sourire, après avoir fini la commande des stocks, je lui avais demandé ce qui l’intéressait, et devant sa réponse, j’avais entrepris l’escalade du rayonnage, mais une exclamation de sa part m’avait interloquée, et j’avais perdu un peu de ma concentration sur ce que j’étais entrain de faire. Non pas que c’était spécialement dangereux, mais pas très pratique tout de même. En équilibre sur l’étagère la plus basse, je me retenais comme je pouvais, sauf que comme je m’étais retournée, vivement, un livre avait décidé de tomber sur ma main, main que je retirais in extremis, par reflexe, perdant l’équilibre.

Comme au ralenti, je me vis arriver sur l’étalage derrière moi, au milieu de la boutique, me tuant le dos au passage sur la table en bois. Techniquement, si j’étais un lycan, j’étais sensée avoir assez de réflexes pour me rattraper, sauf que là, je n’y arrivais pas. J’allais aller m’écraser par terre comme une idiote, me faisant très mal par la même occasion, quand les deux mains de mon client se positionnèrent juste sous moi pour empêcher le pire. Il m’avait rattrapée, un bras dans mon dos, l’autre sous mes jambes. Instinctivement, mes bras s’étaient refermés autour de son cou. Et moi, je me sentais bête, mais bête… Ridicule, même. Je rougis en baissant les yeux, alors qu’il me demandait :

- Ça va ? Rien de cassé ?

Evitant soigneusement de le regarder, je répondis vaguement :

-Non non… tout va bien. Désolée...

Il me remit sur mes jambes, et je fus soulagée qu’il soit le seul témoin de ma maladresse. Je retirais prestement mes mains de ses épaules, un peu fines d’ailleurs, me mordillant les lèvres. Bravo Kasey. Il eut un rire sincère et simple, le mien était encore très gêné il fallait bien l’admettre. Je remis une mèche de mes cheveux derrière mes oreilles pour cacher mon malaise, je ne savais vraiment pas quoi faire de mes mains.

- T’as pas fini oui ! marmonna-t-il alors.

Je fronçais les sourcils à nouveau. Qu’est ce qu’il voulait dire ? Mais il sembla gêné à son tour. Pour cacher son trouble, il s’accroupit, et récupéra le livre qui avait valut cette scène un peu bizarre dans une librairie comme la mienne. Je jetai un coup d’œil pour voir l’objet du délit, et pus lire en gros sur la couverture : Mötley Crüe. Je dois avouer mon manque total de culture en ce qui concerne ce genre de groupes, je sais juste où les livres se trouvent dans ma boutique.

- Parfait ! C’est exactement ce que je recherchais ! Vous êtes douée jeune demoiselle.

Il me fit un clin d’œil et je répondis par un sourire timide, avec un haussement d’épaules, encore sous le coup de ce qui était arrivé il y a quelques minutes.

-Je ne fais que mon travail, fut ma seule réponse, dite à mi voix.

J’allais retourner vers ma caisse, quand il me rappela :

- Pardon, je vais vous embêter encore un peu. Mais j’aimerais également un livre genre policier ou un bon thriller. Que me conseillerez-vous ?

Je me mis à réfléchir, dans les derniers arrivés, et les best sellers du moment. Il murmura quelque chose que je ne compris pas, ce qui finissait vraiment par m’intriguer, mais la politesse m’empêchait de poser des questions. Je tiquais néanmoins, incertaine :

-Vous avez dis quelque chose ?

Puis, me tournant vers la réserve, j’ajoutais :

-Je crois que j’ai ce qu’il vous faut, je reviens.

Dans l’antre noire, je me dirigeais automatiquement vers les rayonnages où attendaient certains ouvrages pas encore en place dans la boutique, passant un doigt sur les tranches, où les titres étaient affichés. Et je trouvais rapidement mon bonheur, retournant vers le jeune homme, et le lui tendant :

-Voilà, le nouveau best seller du moment, Le Chuchoteur, de Donato Carisi. Je ne l’ai pas encore lu mais tous ceux qui l’ont fait m’ont assuré qu’il était génial.

Je lui tendis l’œuvre pour qu’il lise le résumé, et me dise si cela lui plaisait ou non. Peu à peu, je sentais la gêne s’en aller, pourvu que ça dure.

Je me sentais bête, mais bête de m’être cassé la figure aussi… bêtement. Au point que je n’osais même plus le regarder dans les yeux – qu’il avait de plutôt pas mal soit dit en passant – et sa manie bizarre de me parler alors que je n’avais rien fait. Mais était-ce bien à moi qu’il parlait ? J’étais quand même contente que le livre que je lui avais trouvé – ou plutôt qui était tombé du ciel, presque au sens propre, et qui avait valut ma chute tout droit dans ses bras, sinon je me serais fais mal… enfin je crois. Parce qu’avec le brusque développement de mes pouvoirs, je n’étais plus sure de rien – soit celui qu’il cherchait. C’était rassurant de voir que j’arrivais encore à faire mon job correctement au moins. C’était toujours ça de prit. Mais il me rappela brusquement la cause première de ma perte d’équilibre en se remettant à marmonner des trucs que je ne comprenais pas vraiment. Je ne voyais pas le rapport entre ce qu’il me disait et ce qui se passait là dans la librairie. C’était bizarre. J’avais même osé lui demander s’il avait dit quelque chose, mais je me rendais compte que c’était plutôt indiscret. Il était gentil, affable même, poli et tout, et d’un coup semblait agressif. J’avais un peu du mal à suivre j’avoue. C’était vraiment bizarre. Il entendait des voix ou quoi ? Ok ce n’est pas drôle. Mais il y a bien une explication logique à tout ça non ? Mon esprit pragmatique me criait que oui, même si niveau pragmatisme, vu ce que j’étais, il faudrait sérieusement que je pense à repasser…

Mais mal à l’aise, j’avais profité de sa question, sa seconde demande pour un roman policier ou thriller cette fois, pas du tout le même genre que les biographies de groupes de rock, pour filer à l’anglaise dans la réserve, et essayer de reprendre contenance. Ce n’était pas simple. Ce type était bizarre, même s’il était poli et gentil. Enfin niveau bizarrerie, il fallait mieux que je ne la ramène pas trop, parce que bon se changer en loup de trois fois la taille d’un animal normal le soir de la pleine lune, chaque mois, ce n’est pas beaucoup plus normal. Parler tout seul c’est quand même bien plus courant. Même si ça fait aussi étrange dans une conversation. Je grimpais sur les rayonnages, à la recherche de l’ouvrage recherché. Je savais que quelque part, nous avions un nouveau livre, qui était entrain de battre des records de vente un peu partout dans le monde. J’étais presque sure que bientôt, comme d’autres livres du même genre comme ceux de Dan Brown (le Da Vinci Code, et Anges et Démons, coup de cœur personnel) il allait être adapté au cinéma. Mais je ne comprendrais jamais l’intérêt des scénaristes de prendre un livre, l’adapter à l’écran, en le sabrant de certaines scènes, là d’accord, mais en en rajoutant d’autres qui n’étaient même pas dans l’œuvre originale, franchement… Non. Ils abusent à Hollywood.

Enfin, je mis la main sur le Chuchoteur, en revenant vers la salle principale. Pourtant j’entendis la voix de mon client en passant la porte :

- La musique c’est tout ce que j’ai, tout ce qu’il me reste. Je ne peux pas la balayer de ma vie comme ça, j’en mourrais !

Je cru un instant qu’il s’adressait à un autre client, ou dans son téléphone portable, mais non. Il était totalement seul, et n’avait pas de téléphone collé à son oreille. Je me raclais la gorge pour signifier ma présence avant de lui présenter le livre rapidement. Il le prit et parcourut le résumé. Je vis son regard briller. Touché Kasey ! Au moins dans mon job, je savais que j’étais douée. Il releva la tête vers moi :

- Merci, merci beaucoup, il à l’air vraiment intéressant. Je le prends et je viendrais vous en dire des nouvelles.

Je remis distraitement une mèche de cheveux derrière mon oreille, en haussant les épaules.

-Je vous en pris, je ne fais que mon travail.

Je me dirigeai vers ma caisse enregistreuse, pour passer ses articles. Il avait de la chance, Le Chuchoteur était en prix de lancement, il avait moins vingt cinq pour cent, et comme le livre sur Mötley Crüe était le dernier exemplaire, il était à moins cinquante pour cent. Je fis rapidement le calcule avant de lui annoncer le prix :

-Ca fera $22,25, s’il vous plait.

- Oui c’est bon, j’ai fini ! Tu te tais maintenant !

Je marquais un temps d’arrêt cette fois-ci, le considérant gravement, avant de baisser les yeux, pensant qu’il s’adressait à moi.

-Euuh… pardon, m’excusai-je, un peu bêtement.

C’était bizarre cette situation. Je ne savais pas vraiment quoi faire là. Je me pris à espérer qu’il parte pour que la situation se calme un peu, même s’il n’était pas méchant. Enfin… je crois…

Spoiler:

Je ne sais pas si je dois être rassurée de penser qu’il va bientôt partir, m’inquiéter de son comportement, ou me sentir ridicule d’avoir réagit comme ça. Parce que rien n’indique qu’il me parlait vraiment à moi, mais à qui d’autre ? Là je ne comprends vraiment plus rien. Il a une oreillette ? C’est un agent secret ? Non parce qu’au point où on en est entre lycans, vampires, hybrides… Un pseudo espion avec une oreillette je ne suis plus à ça prêt. Mais si c’est un test d’espionnage il repassera parce qu’il n’est vraiment, mais alors vraiment pas discret. Pourtant le costume est pas mal. On le remarque sans penser une minute qu’il puisse être un mec du gouvernement ou d’une quelconque organisation de surveillance. On pense plutôt à des costumes cravates en général, pas à un rockeur. Ils sont désespérés au Pentagone ? Ou alors ils ont fait de gros progrès en s’inspirant de vraies vies, histoire de se faire moins remarquer. Il y a surement eut assez de scandales dans le gouvernement ces derniers temps, et ils sont obligés de faire des efforts de discrétion. Je ne doute pas qu’il ait passé certains tests haut la main – parce que me rattraper en vol comme il l’avait fait, c’était franchement impressionnant, on aurait dit qu’il avait fait du cheerleading au lycée ou à l’université – mais alors pour la discrétion, franchement, il repassera. Parce que là… Ou alors il a un boulet à l’autre bout du fil… C’est aussi une possibilité à envisager…

Oui, bon, d’accord, il faut que j’arrête de lire des livres d’espionnage… Sinon ca ne va pas le faire, et je ne serai plus capable de prendre une situation au sérieux. Vu ce qui m’arrivait en ce moment, j’avais déjà du mal, alors si en plus je laissais mon imagination débordante – et pourtant rationnelle la plupart du temps… si si, les deux sont compatibles – partir au grand galop, j’étais bonne pour l’asile. Mais je doute que même une cellule capitonnée puisse me retenir les soirs de pleine lune… Enfin bref, tout ça pour dire que tout en le trouvant plutôt sympa et original, la situation étant pour le moins bizarre, j’étais contente qu’il ait fini ses emplettes dans mon magasin et qu’il retourne chez lui – ou a sa planque, parce que maintenant qu’elle avait fait son chemin dans ma tête, l’idée qu’il soit un espion en mission avait du mal à me sortir de l’esprit. Ce n’était pas méchant ni réducteur, c’est juste que comme toute personne de notre société sensée être évoluée alors qu’elle est pourtant plutôt réductrice, cette société, face à une situation bizarre, je préfère fuir. Etant donné que je suis moi-même quelque chose de bizarre on note tout le paradoxe de ce que je viens de penser. Je ne pensais pas être capable de pouvoir avoir autant d’idées contradictoires en si peu de temps dans le fond, mais il faut croire que tout est possible ou presque. Presque hein, parce que revenir en arrière sur une morsure de lycan, ça ce n’est pas possible.

J’étais tout de même sincèrement contente que le livre lui plaise. Vu les critiques qu’on en faisait, il avait intérêt à être excellent, on faisait trop de réclame partout pour lui. Je retournais à ma caisse pour encaisser ses articles, et lui annoncer le prix, c’est là que se produisit pour la énième fois ce moment bizarre où il se mit à parler tout seul. Et que je m’étais excusée, ne sachant pas quoi dire du tout… Il eut un sourire gêné quand il me dit simplement :

- Euh oui excusez-moi ! Ce n’est pas à vous que je m’adressais.

-Oh…

Que dire de plus que ça ? Je pris son règlement pour encaisser alors qu’il ajoutait, toujours aussi gêné :

- Ne vous en faite pas va, ça m’arrive souvent de penser tout haut.

J’eus aussi un sourire gêné mais je ne savais pas quoi dire de plus. Les livres dans le sac, je le lui tendis, et il le prit, mais resta là un moment, avant de marmonner :

- Je vous remercie encore pour les livres. Je viendrais vous donner des nouvelles après lecture du "Chuchoteur".

-Pas de problèmes, je suis là tous les jours aux heures d’ouverture…

Mais quelle idiote ! Pourquoi j’ai dis ça ? Et sur un ton aussi enjoué ? Parce que ce genre de situation c’est pas les plus simples à vivre. Bravo Kasey, une fois de plus tu viens de te mettre dans les problèmes toute seule comme une grande… Mais ne voulant pas terminer cette conversation sur une note bizarre, j’ajoutais à mi-voix :

-Merci… Pour tout à l’heure… quand je suis tombée… Et bonne journée, fini-je précipitamment en ne voulant pas m’étendre sur le sujet de ma nullité.

Il passa la porte, et je poussais un soupir. La journée, commençait vraiment, vraiment bizarrement…