Généralement, j'évitais de passer par les falaises. Cela me rappelait trop de mauvais souvenirs, car c'était là que j'habitais avant. Avec mon père. C'était de là que j'étais partie pour venir habiter à Forks, fuyant un passé que je ne voulais pas revivre. Et puis, si je passais par là, je devais presque obligatoirement repasser devant notre ancienne maison. Que je ne voulais pas revoir. Je n'y étais pas retournée depuis deux ans.

Mais ce soir, c'était différent. Je venais de rentrer dans un clan, les Seigneurs de la Nuit. Leur résidence était près de la Push, et en général c'était là que nous étions. Donc j'allais être obligée de repasser sur les falaises, sur la plage. Et comme je n'étais pas du genre à repousser à demain ce que je pouvais faire aujourd'hui, je décidai d'y aller ce soir. Alors que le soleil - oui, le soleil ! - commençait à se coucher et qu'on le voyait disparaître derrière la mer, je sortis du manoir sur la pointe des pieds, vêtue d'un simple short en jean et d'un débardeur noir. Pieds nus. Je m'étais toujours baladée ainsi à travers la Push et ce n'était pas maintenant que ça allait changer.

Quelques minutes plus tard, j'étais arrivée sur la plage. J'avais gardé ma forme humaine, car j'étais encore humaine quand j'avais quitté cet endroit. Je parcouru quelques mètres sur la plage, appréciant l'air frais marin sur mon visage. Cela me faisait bizarre d'y revenir, mais en même temps cela faisait du bien. Mais le plus dur serait sans doute les falaises. Je levai la tête vers celles-ci qui me dominaient, puis pris mon courage à demain et remontai par le chemin qui y menait. Heureusement par ce chemin, je ne passai par devant mon ancienne maison. Ce serait pour plus tard ... Je m'avançai doucement sur le chemin, presque pour retarder le moment où j'arriverais enfin à l'endroit où j'avais tout appris. A l'endroit où j'avais décidé de tout quitter.

Je me tins à l'écart pendant quelques secondes. Quelqu'un était déjà assis face à la mer, au bord de la falaise. Il paraissait perdu dans ses pensées, mais, sans doute ayant senti mon odeur, il se releva presque aussitôt. Comme j'étais encore dans l'obscurité, il ne me vis pas tout de suite, surtout que la nuit commençait à tomber. Mais comme il n'avait apparemment pas de doute que j'étais là, il me parla sans me voir, tout d'abord.

« Alors, ça doit-être toi ... La nouvelle ? »

A mon avis, il devait être aussi un Seigneur - de toute façon, c'était un loup, je l'avais reconnu à son odeur. Sinon il ne m'aurait pas parlé ainsi. Mais comme je n'avais rencontré que Jude, pour l'instant, je ne pouvais pas le reconnaître visuellement. Mais comme j'étais pratiquement sûr que c'était un Seigneur, j'avançais d'un pas vers la lumière et lui fis un signe de tête pour répondre à sa question.

« Shea. » me présentai-je rapidement.

Je pris une grande inspiration et regardai autour de moi. Tout était resté intact ... Rien n'avait changé. Les larmes m'en vinrent aux yeux. Je détournai le regard du loup pour ne pas qu'il me voit ainsi et trouvai une excuse en regardant la mer à mon tour.

Les larmes coulaient malgré moi, et je les essuyais d'un geste rageur. Je m'en voulais de pleurer, alors que j'avais enfoui tout ça en moi. C'était censé faire partit de mon passé ! Devant moi, le loup essayait de me rassurer, mais il n'y arriverait pas, de toute façon. Alors je l'écoutai à peine en secouant la tête.

« Je suis Paul Hayden, le second de Jude ... Je vais être là à chaque instants, si tu as besoin de moi, je serais là, tu peux me faire confiance Shea. »

Je n'en revenais pas. En plus de me rendre ridicule devant quelqu'un, il fallait que ce quelqu'un soit, bien sûr, le second de ma chef de meute. Donc, en quelque sorte, mon second chef. Quelle première belle rencontre pour ma part ! Je reniflai et finit de sécher mes larmes qui avaient coulé sur mes joues. L'une d'elle avait coulé sur mes lèvres, et avait un goût étrangement salé ...

« Au fait ... J'imagine que tu as dû faire la rencontre de Jude Rose ? Elle est la mère de mon enfant et comme je te l'ais dis, si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, je serais là. »

Alors là, il m'avait bluffée. Bien sûr que j'avais rencontré Jude, d'ailleurs j'avais beaucoup apprécié cette femme à l'allure à la fois douce et solide, qui m'avait accueillie sous son aile. Mais elle n'avait jamais mentionné le moindre enfant ! Remarque, comme je venais d'arriver, elle préférait peut-être attendre avant de m'en parler, ou peut-être pensait-elle qu'il n'était pas nécessaire de le mentionner dès notre première rencontre.

En tout cas, je restais à regarder Paul avec de grands yeux sous l'effet de la surprise.

« Jude ... Tu ... Vous ... avez un enfant ? » réussi-je à bafouiller lamentablement.

Et puis, réalisant tout ce qu'il m'avait dit, je lui adressai un sourire hésitant.

« Merci pour tout, au fait. »

Et puis, cette fois étant la bonne je regardai une dernière fois autour de moi pour me laisser emporter - une dernière fois - par mes souvenirs rattachés à ce lieu. La maison, mon père, les nuages, la tête dans l'herbe, le vent, les plongeons et en fin la mort de ma mère. Je gardai mes yeux sur Paul pour restée connectée au présent et ne pas me faire submerger par le flot meutrier des souvenirs. Une fois cette épreuve passée, j'eu un sourire plus franc envers Paul. Il devait se demander un peu ce qui se passait ...

« Et désolée pour tout ça ... » je désignai rapidement mes yeux rouges d'avoir pleuré. « ... je n'étais pas très bien ce soir. »

« Tu souhaites m'en parler ? »

Je le regardai un instant, pensive. Je venais de le rencontrer et ne connaissais rien de lui à part son nom, mais pourtant, étrangement, je lui faisais déjà presque entièrement confiance. Pourtant en effet je venais de le rencontrer. Je ne savais pas si je pouvais, ou si je voulais même lui en parler. Après toutes ces années de solitude, l'attention de quelqu'un que je connaissais à peine me touchait. Même si ce n'était sans doute pas grand chose aux yeux de quelqu'un d'autre, moi, ça me faisait quelque chose. Mais je ne savais pas si je souhaitais réellement en parler pour le moment. C'était trop loin, ou trop proche, au choix. Ne sachant réellement quoi décider, j'optai pour la solution qui se trouvait entre les deux. Dire seulement une partie de la vérité.

« Eh bien disons que je n'étais pas venue ici depuis .. très très longtemps. Et que ce lieu est rattaché à plein de mauvais souvenirs ... »

Mon sourire se crispa légèrement. Puis il rajouta deux phrases, en s'animant légèrement. Il détourna les yeux tout en m'expliquant qu'il était bien le père de Maël, mais qu'apparemment, c'était plutôt compliqué pour lui en ce moment. Pour lui, ou pour lui et Jude ? me demandai-je. Mais je gardai cette question pour moi, car il m'aurait parut très impoli de lui demander car, après tout, je venais de le rencontrer et le connaissais à peine. Et puis, ce n'était pas vraiment le genre de question que l'on poser à n'importe qui n'importe quand. Et justement, je n'étais pas avec n'importe qui, et ce n'était pas n'importe quand.

De nouveau, il se tourna vers l'océan. Pour ne pas avoir à croiser mon regard ? Pour ne pas me montrer à quel point il était chamboulé, à l'intérieur ? Mais je le sentais, rien qu'à le voir. Je ne savais pas trop quoi lui dire. Je n'avais jamais été très douée pour réconforter les gens, et ce n'était pas maintenant que cela allait commencer, apparemment ...

« Tu sais ... la souffrance et le doute sont humains. Il ne faut pas avoir peur ou honte de les montrer. » murmurai-je enfin.

J'espérais ne pas être allée trop loin, car après tout j'étais presque en train de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Mais loin de moi cette idée, je voulais juste l'aider un peu à surmonter cette épreuve, quoi que je puisse faire. Une citation que j'avait dû apprendre au lycée me revint tout à coup en mémoire « La vie humaine n'est faite que de souffrances et les souffrances de la vie ne dépendent que de soi. »

Il ne me répondit pas tout de suite, il resta dans ses pensées, en regardant la mer. En attendant qu'il revienne doucement à la réalité, je croisai les bras et observai à mon tour la mer, me laissant hypnotiser par le va et vient des vagues et leur bruit quand elles s'écrasent sur les rochers. Enfin il me répondit mais par sur ma phrase précédente. Je ne fis aucune remarque, comprenant bien qu'il ne veuille pas forcément revenir sur notre précédent sujet de conversation. Mais finalement quand il me parla, je vis que le sujet n'avait pas vraiment changé ...

« Dis-moi, tu semblais étonnée lorsque je t'ai parler de Jude et de notre enfant ... quelque chose t'as semblait étrange chez Jude ? »

Il avait l'air incertain, pas sûr de lui. Quand il me parla, il était toujours dos à moi et face à la mer, comme si la regarder le sortirait de tous les ennuis. En fait, je ne savais pas ce qui était mieux pour lui : s'il savait la « vérité » ou tout du moins des explications, ou s'il restait dans l'ignorance. Je pencherais plutôt pour la deuxième version. Je ne le connaissais pas très bien, mais j'avais l'impression qu'il finirait par ignorer cette douleur et la surmonter, mais je ne savais pas si il irait vraiment mieux si il apprenait tout ce qu'il voulait apprendre.

J'hésitai un instant avant de lui répondre le plus doucement possible, car ça avait l'air d'être un sujet très sensible, même si je ne lui disais rien de négatif.

« Pas étrange ... Enfin à vrai dire je ne saurais te dire si elle a été étrange, vu que je ne la connaissais pas avant. Mais disons que rien ne m'a sauté aux yeux en parlant avec elle ... Quant à ma surprise, c'est vrai qu'elle ne m'avait rien dit sur cet enfant. Mais c'est vrai qu'après tout, je suis la petite nouvelle ! »

Mon rire s'étrangla dans ma gorge. Il était vrai que j'appréhendais plutôt cette entrée dans la meute. Pour moi qui avait pratiquement toujours vécu en solitaire, c'était tout nouveau ! D'accord, cette première rencontre calmait mes premières peurs, mais je restais un peu sur les nerfs à l'idée de rencontrer le reste de la meute.
Comme s'il avait lu dans mes pensées, Paul se retourna vers moi en souriant, et me dit qu'il espérait que je fasse de grandes choses parmi eux. Moi aussi, j'espérais. Je lui souris en retour.

Puis, s'approchant de plus en plus, il passa juste à côté de moi et me lança après avoir fait quelques pas.

« Tu veux aller faire un tour avec moi ? »

Il ne se retourna même pas, comme persuadé que j'allais le suivre. Et, ma foi, il avait raison ! Toujours en souriant, je lui emboîtai le pas pour s'accorder au sien, et je le suivis jusqu'à la forêt. Au bout d'une minute de silence, je me décidai à le briser.

« Ca fait longtemps que tu es chez les Seigneurs ? »

J'espérais qu'en lui demandant ça je n'allais pas refaire surgir des souvenirs trop douloureux, car je n'avais pas envie de le faire souffrir. Je le regardai, silencieuse, en attendant sa réponse tandis que nous marchions côte à côté en bordure de forêt.

Désormais le soleil s'était couché, nous étions presque dans le noir sans compter la maigre lueur qu'apportaient les étoiles et la lune. Tout était silencieux, sauf nous et les brindilles qui craquaient sous nos pieds et les branches que j'écartais de temps en temps de mon visage, pour pouvoir marcher tranquillement. Les brindilles de bois m'irritaient les pieds, mais je m'en fichais. Et puis, j'avais l'habitude.

« Cela fait maintenant plus d'un an que je suis aux côtés de Jude, mais parle moi un peu de toi. Tu est née ici, à Forks ? Tu as déjà fais partie d'un clan ? »

Je m'en doutais un peu, car il n'avait pas vraiment l'air du petit nouveau. Ca c'était moi. La place était déjà prise ...

« Non, pas du tout ... En fait, j'étais plutôt solitaire avant ... » avouai-je rapidement.
« Sinon j'ai toujours vécu ici ... »

Et même ici précisément ... Enfin non. J'avais déménagé il y a maintenant deux ans, pour m'installer à Forks. Mais bon. Je n'aimais pas trop en parler. Et puis j'étais restée à Forks donc ça ne faisait pas de grand changement.

« Dis-moi une chose Shea, quelles sont tes réelles ambitions en devenant l'une d'entre nous ? Certains d'entre nous sont vus comme des monstres sans âme, mais toi tu as le choix ... »

Son ton était devenu plus sérieux - si possible - , plus impatient aussi. Comme s'il avait vraiment envie de savoir mon opinion. J'essayai donc de lui répondre le plus honnêtement possible.

« Pourquoi je suis venue avec vous ? Je voulais juste changer de vie, ne plus être comme avant et ne plus rester seule. Je vous ai vu comme une meute. Peut-être que le reste viendra par la suite ... » ajoutai-je, légèrement mal à l'aise car il semblait les avoir vu, lui, comme des « monstres sans âmes » , comme il les appelaient.

Je ne m'étais pas rendue compte que je m'étais arrêtée en parlant, jusqu'à ce que je m'aperçoive que je n'entendais plus le bruit des brindilles qui craquent. Il fallait dire aussi que c'était un sujet un peu sensible pour moi, et que l'évoquer me bousculait toujours un peu.